dimanche 13 juillet 2008

Voyage aux mille sens


Le voyage de sa personne dans un monde étranger c’est avant tout le voyage de ses cinq sens. Et rapidement on réalise que la culture dans laquelle nous vivons en permanence nous a transmis quelques autres sens peut être moins physiques mais qu’on apprend à découvrir dans le voyage.

L’ouïe.
Les pédo-linguistes nous disent pouvoir reconnaître dans les gazouillements des nourrissons, lors de l’analyse des amplitudes notamment les signes précurseurs des langues dans lesquelles ils sont en train de grandir. Les sonorités répétées, propre à nos cultures nous sembleront vite familières et l’inspiration musicale des artistes s’en nourrira et renforcera encore ces habitudes. Rappelons nous comment les « r » espagnol, ou arabe, ou wolof nous ont surpris les premières fois. A quel point nous n’avons pas su comment accueillir ces musiques asiatiques jouées sur un instrument proche du violon? Combien nous nous pensions incapable de reproduire aux chants ces changements de gammes des pays d’Afrique du Nord. Là s’arrêtera mes remarques, n’étant pas musiciens et n’ayant pas les connaissances de la musique pour en parler.
Après viennent s’ajouter les sens, les sensations, les codes culturelles me semblent-il, qui viennent multiplier les sollicitations à l’adaptation des sens habituellement reconnus. Les sphères du publique et du privé en sont un exemple. J’en fais actuellement l’expérience. D’où l’idée nocturne de ce texte. Il est 1h49 du matin. Je vis sur l’île de Saint-Louis au Sénégal. Depuis 49 minutes, me semble-t-il, des chans religieux ont commencé à plusieurs emplacements de l’île. On peut réaliser, quand on a un peu de temps pour y penser, ce qui m’arrive en ce moment ne pouvant dormir, que le son, ou plutôt le volume musical est culturel. Les hauts parleurs sont à la limite de leur capacité. La distorsion ne semble pas importuner celles et ceux qui participent à ces chants, il me semble même que plus le volume est fort et plus le chanteur doit donner l’impression d’être pieux. Et certaines personnes sont particulièrement croyantes ce soir. On m’a raconté assez rapidement, je ne me m’étendrai donc pas sur le sujet, qu’un responsable politique de la ville avait voulu réglementer, si ce n’est le volume au moins les heures de ces chants religieux. Il fut soit remplacé soit invité à aller pratiquer son art de la gestion de la chose publique dans une autre région du Sénégal. Ce qui m’amène à identifier que dans ma culture occidentale d’origine, la nuit appartient à la sphère privée tandis que le jour est plus ouvert à la sphère publique. La nuit c’est le repos de chacun, c’est le couvre feu pour ce qu’on appelle le bruit. Après 11h00 si le voisin continue à mettre sa musique aussi forte on appelle les flics. Vous conviendrez avec moi que le concept de bruit devient alors très culturel. Ici, les voisins ne viendront pas se plaindre.
Je me rappelle maintenant, puisque je continue à avoir du temps, de ce trajet en autobus entre les villes de Bobodioulaso au Burkina Faso et la ville de Ségou au Mali. Pendant un trajet allongé par quelques aléas aux frontières, nous avions, avec une amie avec qui je voyageais, pu faire l’expérience de chants religieux pendant presque 10 heures sans interruption. La chaleur élevée accentuée par l’état de l’autobus sans climatisation mais avec les vitres qu’on ne pouvait pas ouvrir, mêlée à ces chants d’un conducteur agressif sur la route mais lui aussi particulièrement croyants ce jour là, nous avait fait vivre une expérience auditive mémorable. Bien sûr, je n’ai rien contre ces chants religieux, mais je souligne les différences qu’il m’est donné d’identifier par rapport à ma culture d’origine, grâce au voyage. Cela me permet d’ailleurs de mieux comprendre les traits et les conventions de ma propre culture.
Et les exemples me semblent infinis. Il y a ces langues qu’on entend comme une musique chantante mais incompréhensible. Il y a les habitudes liées à l’utilisation du klaxon dont j’avais pu faire la première expérience à Istanbul. J’en étais venu à me demander si la fonction du klaxon était bien d’alerter ou bien de saluer chaque conducteur des autres véhicules, comme un code de politesse inconnu. Il y a ces personnes qui parlent fortement dans le métro de Montréal. Cela semble tellement inhabituel aux autres passagers qu’ils se retournent et rapidement imaginent ou réalisent à l’accent qu’il s’agit de touristes français. Ici au Sénégal, il y a ces chants d’enfants, ces cris pendant les combats de lutte qu’ils tentent de reproduire en dessous de votre fenêtre, dans la rue, après les avoir suivi à la télévision. Il y a ces bêlements de moutons et de chèvres qui résonnent pendant votre petit déjeuner ou lorsque vous vous brossez les dents, vous donnant l’impression d’être chez vous un berger dans les montagnes d’Irlande. Il y a bien sûr l’appel à la mosquée du muezzin qui transmet ses premières invitations à la prière avant 5h00 et dont quelques personnes étrangères au pays éprouvent des difficultés à apprivoiser. Ce n’est heureusement pas mon cas. Il y a ces marchands et ces marchandes qui vous crient la joie qu’ils ont de vous offrir la promotion du mois, de l’année dis-je. Il y a des personnes assises, placées à des endroits dont la stratégie du lieu me laisse souvent perplexes. Elles demandent de l’argent, sollicitent la charité qui est d’ailleurs l’un des cinq piliers de l’Islam, en clamant grâce à un haut parleur parfois tout en vous faisant sursauter au moment où vous êtes à leur hauteur, une louange à dieu, me semble-t-il. Je retrouve souvent l’un entre eux sur le pont qui relie l’île au continent. Peut être prie-t-il pour nous, pour nous souhaiter une bonne traversée, dans les meilleurs conditions, pour réduire le risque d’effondrement d’un pont qui ne m’inspire d’ailleurs pas vraiment confiance. S’il s’agit de cela, je m’engage pour la prochaine fois à lui donner quelques pièces. Il y a les claquements de ces fers à cheval de ces calèches qui sillonnent les rues de la ville. Il y a le bruit des volets et des portes qui s’ouvrent et se ferment brouillement réveillés par les vents annonçant la pluie imminente. Il y a les bruits inconnus de mon ventre se plaignant et me reprochant d’avoir succombé à ma dernière curiosité culinaire.
Comme je l’écrivais les exemples sont infinis, ressortent tous en même temps lors des premiers temps dans un nouveau pays, provoquant parfois l’étourdissement dans la compréhension des codes entourant l’ouïe. Avec le temps, tout cela nous semble plus familier, mais quelques fois comme maintenant pour moi, les décalages réapparaissent et c’est toute une réflexion que j’ai le temps de mener et de partager.
Il est 2h50, Saint-Louis ne s’éveille pas, puisqu’elle ne s’est pas endormie. La chanson de Dutronc est hors contexte. Mais j’ai toujours sommeil.

mercredi 9 juillet 2008

Un autre discours par les frères Azoumé


Comme je le répète, il m’importe, avec cette série de passages du livre des frères Azoumé que je m’apprête à vous livrer, de mettre à votre disposition un discours qui contraste avec des visions romantiques et complaisantes de l’Afrique, très souvent véhiculées. Il m’importe également de donner un espace à des intellectuels africains sur la situation de leur propre continent pour faire contrepoids à ces travaux d’intellectuels occidentaux qui ne sont pas placés au mieux, vous en conviendrez, pour en parler. L’histoire étant encore très fraîche.

(Hazoumé, Alain et Edgard, Afrique, un avenir en sursis, Paris, l’Harmattan 1988,
Prologue)

« Le chaos est-il si imminent, le gouffre si captivant, que nous n’osons, malgré la lucidité supposée que procure l’âge adulte, le regarder en face. La chute redoutée en sera d’autant plus inéluctable. Cet aveuglement concourt à une manière d’exorcisme, un rituel incantatoire dont le rapport avec notre imagerie traditionnelle est criant. Décidemment en filigrane de cette Afrique aux mille néons, celle des agences de tourisme et des conférences internationales ne cesse de se profiler l’autre Afrique, qu’on croyait définitivement figée sur les cartes postales et dans les manuels d’ethnologie. Savoir comment l’Occident accrût ses capacités techniques, propulsant l’homme dans l’espace, recréant l’environnement avec des images et des sons, réalisant ce que nos dieux les plus puissants étaient incapable de faire de nos rêves les plus échevelés est une interrogation majeure que nous ne nous posons pas.
Omission volontaire, mémoire sélective? Il y a longtemps que nous avons abandonné tout esprit de compétition, toute volonté de rattrapage. D’ailleurs rattrape-t-on son aîné? L’échelle du temps est implacable. Si l’on interrompait à cet instant la fulgurante évolution du monde occidental, il est probable, en prenant pour postulat la permanence des types de comportements actuels, que l’Afrique noire ne l’aurait toujours point rejoint au troisième millénaire. L’état de développement technico-culturel que connaît l’Occident n’est pas le fruit d’une accumulation mécanique de recettes savamment épicées. Il faut une mouvance rendant l’homme curieux, assoiffé de connaissances, assailli d’interrogations, sans jamais être lassé de se remettre en question, et de structurer son action.
Toutes les civilisations se valent tant qu’elles en sont ignorées. Lorsqu’elles se rencontrent, la comparaison n’est jamais flatteuse pour la plus faible et de toute manière la domination est au bout, si elle ne sait relever le défi ».

Pénuriz



Ce que les fonctionnaires ne peuvent dire sans risquer leur carrière dit-on, ce que les coopérants ne peuvent dire sans risquer l’ingérence dit-on, certains journalistes commencent à l’évoquer de façon très candide sans identifier véritablement ni les raisons réelles ni les perspectives à court et moyen termes.

Voici deux articles qui peuvent en laisser quelques uns pour le moins songeur. Certains diront que c’était prévisible depuis le début de l’année. D’autres, que rien n’indique qu’une amélioration à court terme est envisageable…

Les ménages dans la tourmente

http://www.sudonline.sn/spip.php?article12365

A Quelle pénurie se fier ?
Gaz, eau, riz, essence, électricité…

http://www.sudonline.sn/spip.php?article12366

lundi 7 juillet 2008

Hazoumé, Alain et Edgard, Afrique, un avenir en sursis, Paris, l’Harmattan 1988


Il ne serait pas honnête de ne pas évoquer tous les chemins de réflexions et les lectures que je parcours pour mieux comprendre mon environnement actuel et pour cerner mes utilités potentielles.
Pour cela, je dois lire les critiques formulées par certains intellectuels africains sur leur propre continent. Il me semble que ces discours mettent souvent mal à l’aise les populations du continent mais aussi les populations occidentales. Ce malaise me semble révélateur mais surtout pas suffisant pour que je décide de ne pas présenter dans les prochaines semaines quelques passages du livre, Afrique, un avenir en sursis, des frères Hazoumé.
Chacun doit balayer devant sa porte en premier lieu, dit le dicton populaire. Ce livre est exemplaire à ce niveau. Peut être cela nous permettra-t-il d’amorcer notre propre travail d’autocritique, en insistant sur la nécessité de nous débarrasser des visions romantiques et impérialistes à propos de l’Afrique qui nous furent transmises tant par notre éducation académique que par nos éducations familiale et sociétale.
Pour aujourd’hui, je vous laisse avec une partie de la préface que Jean Ziegler, rapporteur spécial pour le droit à l'alimentation du Conseil des droits de l’homme de l'Organisation des Nations Unies de 2000 à 2008, a rédigée pour ce livre.

« Paul Valéry raconte l’étrange et troublante histoire d’un arbre qui pousse en Inde et ne porte des fruits que sous l’orage. Alain et Edgard Hazoumé ressemblent à cet arbre : leur livre puissant, écrit dans une langue de colère et de beauté, est le fruit du dépit. Ils accusent : l’Afrique, mendiante, assise sur un tas d’or, est elle-même l’artisan de sa propre déchéance. Alain et Edgard Hazoumé savent de quoi ils parlent. Ils ont le droit de parler comme ils parlent. Leur mère est congolaise, leur père béninois. Avocat, économiste, ils n’utilisent pas leur situation de privilège pour tourner le dos à leurs peuples, pour oublier qui sur le continent exercent l’empire d’un pouvoir financier, culturel, politique quasi absolu.
J’ai rarement lu un libre qui soit aussi dur, si accusateur pour l’Afrique contemporaine. Ni d’ailleurs si bien, si passionnément écrit. Comme tout grand livre, celui-ci est le fruit d’une aventure personnelle, non d’une spéculation conceptuelle. Ce livre est une thérapie, un exorcisme…Écoutons : « Qui ne se souvient du jeune enfant qu’il fut, lorsqu’arrivée en « métropole », il dut apporter une réponse aux questions pressentes de ses petits camarades… » Questions qui sentaient bon la conviction et les préjugés colonialistes des parents. Car ces petits camarades posaient évidemment les questions, faisaient les remarques qui n’étaient que les échos des conversations entendues à la table familiale. Eux et nous. Très rapidement les frères Hazoumé ont dû choisir leur camp. Et c’est ce choix précoce qui donne aujourd’hui à leur argumentation cette force, cette crédibilité, cette conviction qui emporte presque irrésistiblement l’adhésion du lecteur et balaie ces pages comme une tornade. »

samedi 5 juillet 2008

Passages du livre « Tristes tropiques » de Claude Lévi-strauss

« Mais le problème demeure : comment l’ethnographe peut-il se tirer de la contradiction qui résulte des circonstances de son choix? Il a sous les yeux, il tient à sa disposition une société : la sienne; pourquoi décide-t-il de la dédaigner et de réserver à d’autres sociétés - choisies parmi les plus lointaines et les plus différentes - une patience et une dévotion que sa détermination refuse à ses concitoyens? Ce n’est pas un hasard que l’ethnographe ait rarement vis-à-vis de son propre groupe une attitude neutre. S’il est missionnaire ou administrateur, on peut en inférer qu’il a accepté de s’identifier à un ordre, au point de se consacrer à sa propagation; et quand il exerce sa profession sur le plan scientifique et universitaire, il y a de grandes chances pour qu’on puisse retrouver dans son passé des facteurs objectifs qui le montrent peu ou pas adapté à la société où il est né. En assumant le rôle, il a cherché soit un mode pratique de concilier son appartenance à un groupe et la réserve qu’il éprouve à son égard, soit, tout simplement, la manière de mettre à profit un état de détachement qui lui confère un avantage pour se rapprocher de sociétés différentes, à mi-chemin desquelles il se trouve déjà. »

« On n’échappe pas au dilemme : ou bien l’ethnographe adhère aux normes de son groupe, et les autres ne peuvent lui inspirer qu’une curiosité passagère dont la réprobation n’est jamais absente; ou bien il est capable de se livrer totalement à elles, et son objectivité reste viciée du fait qu’en le voulant ou non, pour se donner à toutes les sociétés il s’est au moins refusé à une. »

« L’opposition entre deux attitudes de l’ethnographe : critique à domicile et conformiste au-dehors, en recouvre donc une autre à laquelle il lui est encore plus difficile d’échapper. S’il veut contribuer à une amélioration de son régime social, il doit condamner, partout où elles existent, les conditions analogues à celles qu’il combat, et il perd son objectivité et son impartialité. En retour, le détachement que lui imposent le scrupule moral et la rigueur scientifique le prévient de critiquer sa propre société, étant donné qu’il ne veut en juger aucune afin de les connaître toutes. A agir chez soi, on se prive de comprendre le reste, mais à vouloir tout comprendre on renonce à rien changer. »

« On dit parfois que la société occidentale était la seule à avoir produit des ethnographes; que c’est là sa grandeur et, à défaut des autres supériorités que ceux-ci lui contestent, la seule qui les oblige à s’incliner devant elle puisque sans elle, ils n’existeraient pas. On pourrait aussi bien prétendre le contraire : si l’Occident a produit des ethnographes, c’est qu’un bien puissant remords devait le tourmenter, l’obligeant à confronter son image à celle de sociétés différentes dans l’espoir qu’elles réfléchiront les mêmes tares ou l’aideront à expliquer comment les siennes se sont développées dans son sein. »